Les débats ont été riches et dynamiques, confirmant tout autant le potentiel du sujet choisi que sa complexité. Quelques pistes de réflexion que l’on peut évoquer autour de trois points qui permettent de comprendre comment le colloque 2012 s’inscrit dans les axes de recherche de la Fédération.
1. Identité et sécurité : se définir pour se prémunir
Le thème de la "Sécurité en crise(s)" était au cœur de l'édition 2011 du colloque de la Fédération de recherche L'Europe en mutation.
Il est évident qu'un sentiment d'insécurité peut être ressenti, pour l'individu ou la société dans son ensemble, comme une conséquence de la mondialisation, de l'ouverture des systèmes économiques, sociaux et juridiques, de l'intégration des marchés et des systèmes politiques nationaux et plus globalement des phénomènes de libre circulation des personnes, des savoirs et des modèles. Un tel sentiment génère un besoin de se définir pour se prémunir.
En ce sens, l'identité est un thème qui poursuit les réflexions des chercheurs sur la sécurité. L'objet du quatrième colloque de la Fédération est de comprendre comment l'Europe construit et légitime son identité et comment elle valorise aussi celle de ses États membres et des cultures nationales et locales qui l'innervent. L'on peut saisir la complexité de l'identité, pensée à la fois comme déterminant et comme processus d'identification.
2. L'Europe schizophrène et son identité
"La Schizophrénie est une psychose, qui se manifeste par des signes de dissociation mentale, de discordance affective et d'activité délirante, ce qui a pour conséquence une altération de la perception de soi-même et des dysfonctionnements sociaux et comportementaux" (Légende de la caricature intitulée "Drôles d'états", par Amandine Petit-Martin[1]). Choisie pour composer l'affiche de la manifestation, cette caricature, en étendant l'Union européenne sur le divan, met en exergue la difficulté à penser l'Europe comme vecteur d'une identité collective, sans penser, au préalable ou en parallèle, la question des identités nationales, voire locales.
Objet de la réflexion de la première journée du colloque 2012, la conception d'une identité européenne oblige à re-penser les identités nationales, comme à interroger le "dire" de l'identité européenne.
Le processus de libre circulation, et encore plus la mise en place d'une citoyenneté européenne, invite à revisiter l'identité comme construction de l'individu. Ces nouveaux concepts juridiques posent la question de l'identité comme la résultante de flux migratoires. En cela, l'expérience d'intégration européenne s'oppose au postulat de fixité des règles définissant traditionnellement le statut personnel dans un contexte purement national, à partir d'une loi d'unicité préservant la stabilité de ce statut. Ces mêmes problématiques apparaissent du fait de l'impact des nouvelles technologies et impose d'affronter la question du droit à l'identité ou sur l'identité, étant donnée la possibilité réelle de chaque citoyen de se choisir et de se construire une identité numérique.
L'identité personnelle est, par cette hypothèse, tout autant le produit de caractéristiques propres à l'individu, que le résultat de son imprégnation par des valeurs culturelles, sociales, religieuses, de diverses sources nationales et locales. Dans cette perspective, l'Union européenne, en créant une citoyenneté européenne de superposition par rapport à la nationalité, met en pratique autrement, pourrait-on dire dans une nouvelle dimension, cette réalité de la construction de l'identité personnelle au travers d'une identité collective. On peut d'ailleurs constater, dans la jurisprudence de la Cour de justice de l'UE, que la citoyenneté européenne laisse une empreinte de plus en plus prégnante sur les identités nationales. Il faut donc réfléchir l'identité comme une boucle normative, interreliant en un même ressenti, le national et l'européen.
Reste la question toujours posée de l'appropriation par les citoyens de cette nouvelle citoyenneté.
Les exemples historiques nous enseignent que la réappropriation d'une histoire commune et la convergence politique et culturelle peuvent constituer tant un facteur de disparition des États qu'un risque d'éclatement du système supranational (RDA, bloc soviétique). L'invocation de la souveraineté nationale, qui semble engendrer une résistance à la construction européenne, constitue une protection des États nations que peut-être seule la création d'une véritable souveraineté européenne comme fondement de cette citoyenneté permettra de dépasser.
Il est donc difficile de construire par l'identité collective un espace européen authentiquement politique. Il n'en demeure pas moins que le vivre en commun des européens aboutit à concevoir et définir, par touches successives, un noyau dur d'identité commune plutôt qu'unique à l'Europe. Par exemple, au travers de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, s'il est toujours inconcevable d'uniformiser le droit électoral national, émergent des principes constitutifs d'un noyau dur de l'identité politique européenne, comprenant la protection des droits électoraux et le principe de libre expression du peuple.
Plus largement, cette réflexion suscite l'appropriation d'autres concepts comme l'interculturalité pour penser, plus profondément que les caractères identifiant de l'Europe, le vivre ensemble européen. Il importe alors de protéger la diversité comme une richesse, de ne pas avoir peur de l'autre et de concevoir en commun un espace commun de res publica, pour ré-enchanter la règle de droit et l'Europe par une réappropriation de l'utopie.
3. Identité et circulation des modèles ; identité transfrontalière
(deuxième journée du colloque)
S'il est clair que l'identité européenne ne peut pas évacuer les identités nationales, elle demeure difficile, voire impossible à saisir. Elle doit plutôt se concevoir comme une invention, un processus permanent et non un acquis. Il ne faut pas négliger la pratique de l'Europe, pour poser la question de son identité. Les valeurs de l'Union varient elles aussi et ne peuvent plus se penser sans référence aux limites géographiques et géopolitiques. Elles peuvent être un moyen d'exprimer cette identité et de "coaguler", par strates successives, un sentiment d'appartenance à l'identité collective de superposition de l'Europe. Rechercher l'identité européenne, c'est rechercher comme un archéologue les strates d'identification à des valeurs communes.
De la même manière, l'identité de l'Union ne peut simplement se déduire d'un modèle original de droit, qui serait le produit identifiant de l'Union européenne. Si le droit de l'UE s'impose aux droits nationaux en tant qu'il est un droit de l'intégration, en rompant finalement l'idée de l'exclusivité d'un droit sur un territoire, il n'empêche pas au droit national de se déployer, mais au contraire l'informe et y puise aussi ses sources. Ce sont donc les droits nationaux qui changent et font changer le droit de l'UE plutôt que le droit de l'UE ne se développe et se conçoive comme un nouveau droit. L'identité de l'Union ne peut se concevoir que comme le produit de l'intégration par et dans les États membres, tout en obéissant à une légitimité qui lui est propre.
Le "détour" par le droit de la libre circulation des personnes ou des sociétés donne des preuves de cette communauté d'identité de l'Union avec les modèles nationaux et la pratique juridique et politique d'une légitimité qui lui est propre. L'expérience législative de création de normes unifiées dans l'Union montre combien il est difficile d'adopter un modèle de droit de l'Union qui heurte trop frontalement les modèles nationaux. L'appartenance à l'Union postule plutôt un droit de l'Union en adéquation avec la majorité des solutions nationales, sans pour autant être réductible au plus petit dénominateur commun des règles des États membres. Cette mise en concurrence des modèles nationaux aboutit elle-même à une convergence douce des politiques publiques nationales. Celle-ci n'est cependant pas suffisante pour induire une identité du modèle européen, qui a besoin de se penser par lui-même pour se légitimer. C'est aussi la recherche du commun dans l'Union, dépassant la logique purement économique et purement inter-nationale, qui peut permettre de concevoir, par exemple, un droit de la propriété intellectuelle à l'échelle de l'Union, sans buter perpétuellement sur son lien consubstantiel avec des cultures profondément ancrées dans des identités nationales.
La libre circulation des personnes est un autre exemple de la conception d'un modèle européen de l'intégration d'États-nations. Elle permet de structurer un espace commun en transfigurant la frontière et crée aussi un véritable statut d'intégration des citoyens. La frontière est ainsi conçue par l'Union comme un lieu de libre circulation en étant désarmée, dévaluée par l'intégration. Elle continue pourtant à être légitimée par l'Union, en tant qu'elle constitue un moyen de protéger l'irréductible étatique, conçu comme la protection proportionnée de son intérêt général non économique. La construction de la frontière externe de l'Union fait pourtant ressurgir l'obsession du nous européen et constitue un révélateur des incohérences internes de l'intégration.
En ce sens, l'identité européenne n'est pas construite mais doit bien être considérée comme un processus. Ce processus permet de penser la libre circulation comme un droit fondamental du citoyen, comme une garantie d'un droit de fusion dans l'État d'accueil. Ce qui est im-pensé dans ce contexte c'est un droit du citoyen en circulation, ou la conception du trans-national comme ce qui est entre les États et l'Union. Penser l'identité européenne c'est se donner les moyens de penser l'union dans la diversité c'est-à-dire l'identité dans la mobilité des Hommes et la trans-nationalité du droit. C'est en définitive concevoir l'identité comme un moyen de matérialiser le concept du "commun à l'Union" et du commun de l'Union avec le reste du monde.
L'association du Centre européen de la consommation et de l'Euro-Institut à ces travaux a bien montré cette difficulté à mettre en œuvre les droits de l'intégration dont chaque citoyen européen est bien titulaire, même dans l'espace déterritorialisé de l'e-commerce. Il est de même de l'ambition de créer une coopération administrative efficace, qui ne peut se penser sans construire une culture commune de la "chose administrative". Une culture de la coopération commande la construction d'une identité en commun. L'image du Jardin des Deux rives s'est alors imposée presque naturellement en filigrane des réflexions sur l'identité(s) européenne. L'œil du géographe et du temps long a montré combien il n'y a en définitive rien de plus européen que l'espace frontalier. Le pont entre deux rives ne peut signifier un lien que si l'espace ainsi créé est en constante appropriation citoyenne.